Comme un besoin à fleur de peau

Chante tout - La casa de l'avi a França
Chante Tout – La maison de mon grand-père en France

 

Il n’était pas présent le jour de ma naissance, ni celui de mon baptême, ni quand j’ai fait mes premiers pas, ni lors de mes premières dents. Je ne savais même pas qu’il existait. Chez nous, personne n’en parlait.

            J’ai su qu’il vivait derrière les énormes montagnes qui formaient les Pyrénées des années plus tard, quand mes parents étaient en train d’organiser un voyage lors des vacances de Noël de 1971. Je venais d’avoir cinq ans.

            Il s’agissait de mon premier voyage à l’étranger. J’allais parcourir la France pour le rejoindre chez lui à Larche, en Corrèze où il s’était installé après avoir survécu à toutes les batailles de l’exile et la Résistance, et quand la paix revint en Europe.

            Je n’y allais pas toute seule. Il y avait papa, maman, mon frère et… mes poupées! Je ne sortais jamais sans elles, petite valise incluse. Quand papa m’a vu arriver avec ma troupe de petits monstres il voulait me tuer et moi, têtue comme une mule, je ne voulais pas les laisser. Si je gagnais toujours, pourquoi pas ce jour là, un des plus importants depuis ma naissance!

            Derrière la vitre j’ai traversé une frontière, passé une douane, j’ai connu les gendarmes, j’ai vu des paysages fascinants, ordonnés, avec des longues et droites routes bordées de platanes, d’immenses prairies, des vaches, des ruisseaux, des ponts et des châteaux. Pas un brin de poussière dans tous ces beaux décors.

            J’avais hâte de le connaitre et je voulais avoir les yeux bien ouverts lors de ma première rencontre avec lui, mais la fatigue m’a vaincue et je me suis réveillée le lendemain dans un lit en fer forgé près d’une belle cheminée, comme dans un conte de fées. Je me suis levée et dirigée vers la pièce d’où sortaient les voix. Et il était là, mon héros, mon courageux déserteur de guerre… Si on le savait, avant de juger les gens, que parfois en temps de guerre, une désobéissance les amène vers les chemins du bonheur… Ce soir là, il en était un bon exemple.

            Je me suis lancée dans ses bras et j’y suis restée jusqu’au moment de nous rendre à table pour le réveillon. C’est là que j’ai mangé, pour la première fois, une huitre d’Arcachon et gouté du foie fait maison. Encore aujourd’hui en savourant une de ces délices ma pensée va vers lui. A la fin du repas, il a commencé à neiger. J’ai priée le Père Noël de ne pas nous abandonner, j’étais convaincue qu’il était un homme de ressources, mais elles étaient en catalan… et s’il n’arrivait pas à me comprendre?

            Le lendemain la terre était couverte d’un manteau blanc et notre salon de cadeaux. Qu’est-ce qu’il a été généreux avec moi mon petit papa Noël français, il a du comprendre mes prières ! Tout d’abord une belle poupée, si différente des petits monstres que je baladais. Mince, blonde, maquillée, avec poitrine, manucure, habillée avec un top et des shorts et des talons, oui, des talons, je ne pouvais pas le croire, des sandales roses fuchsia en plastique. J’étais ravie, papa aussi, à partir de maintenant on ne voyagerait qu’avec des beautés. Il y avait aussi des cahiers Clairefontaine, si beaux, verts, bleus, rouges ! Chez nous ils étaient si moches, si sombres ! Et des contes. Je n’y comprenais rien du tout, sauf le message subliminal que le petit bonhomme était en train de me dire: apprends la langue française !

            En rentrant de vacances, c’est la première chose que j’ai demandée à mes parents : m’inscrire dans un cours de français.

 

De cette première rencontre avec mon grand-père je garde un souvenir tendre et émouvant. Son retour définitif en Catalogne fut en 1974, quelques mois avant que notre cher dictateur ait eu la gentillesse de rendre l’âme et que dans les rues on y respirait un air de liberté, comme un besoin à fleur de peau.

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